Notre culture de l’épuisement a trouvé dans l’épidémie une matière idéale.

Culture de l’épuisement : nos représentations se fondent de plus en plus sur le ressassement, le commentaire ad libitum, les reprises, les citations et les redites sous toutes leurs formes. Un mot émis par un politique, une starlette, un animateur, sera reproduit, commenté, illustré, parodié, analysé jusqu’à la nausée. Après quoi on analysera les analyses et le phénomène de la réitération, etc.

Ce n’est même plus après l’événement (pour autant qu’il y ait réellement ce qu’on puisse appeler un événement) mais avant lui qu’on l’épuise. Non seulement tel mot de tel discours sera repris sur toutes les radios, toutes les télévisions, commenté sur les réseaux sociaux, « décrypté » par les journalistes (ils adorent « décrypter », sans qu’on sache très bien à quoi cela correspond), mais avant même le discours, on se demandera ce qui sera dit, ce qui doit être dit, on expliquera ce qui sera vraisemblablement dit, etc, de même que trois ans avant les élections présidentielles, on triturera la moindre parole d’un politique quelconque pour tenter d’en extraire l’ombre d’une possibilité d’une éventuelle intention de se présenter.

Mais l’art n’est pas en reste, qui adore la citation, le « clin d’œil », la récupération et le recyclage. Les artistes, les chanteurs, les écrivains, les acteurs s’exposent, leur vie est raclée jusqu’à l’os, leurs opinions et leurs habitudes étalées sans fin. Il y a parfois un répit de dix ou quinze ans pour certains, mais ce n’est que provisoire, après on nous fait le coup de la nostalgie.

Cet épuisement ne nous rapproche pas du réel, comme il semble avoir pour objectif de le faire. Au contraire, il nous en éloigne irrémédiablement. Nous ne vivons plus que dans un brouillard de discours qui s’y est substitué, et qui se reproduit sans fin, se nourrissant de lui-même. Nous parlons de ce dont nous parlons. A la dimension symbolique, fondement de toute culture, s’est substitué le ressassement.

Ajoutons à cela la propension assez obscène des démocraties occidentales, repues, pacifiques, et dont le seul idéal est désormais la consommation, à ne se préoccuper vraiment que de leurs propres problèmes, et à leur donner des dimensions exacerbées. On a parfois l’impression d’un monstrueux bébé gavé, radotant, hurlant à la moindre contrariété. Je me souviens nettement de cette scène qui a eu lieu en salle des profs, dans le lycée de Chelles où j’enseignais alors, à la rentrée 1990, au moment où le président Mitterrand venait de décider l’envoi d’un corps expéditionnaire en Arabie, contre l’Irak. Une collègue surgit, éclate en sanglots : « C’est la guerre ! » J’avais envie de lui dire : mais chérie, c’est la guerre depuis toujours tu sais, et depuis quelque temps surtout hors d’Europe, en Afghanistan, au Tchad, au Moyen Orient, en Erythrée, au Cambodge, au Soudan, en Angola. Pourquoi ne pleurais-tu pas tous les jours ? Alors oui, c’est la guerre pour la France. Ça veut dire qu’on va envoyer des pros, des paras, des avions, et que le peuple irakien va morfler. Comme d’hab, quoi.

J’ai été élevé en partie par un vieil Auvergnat qui avait fait la Somme et Verdun, quatre ans en première ligne, avait été gazé, vite soigné, vite renvoyé au front. Quand il a eu soixante-cinq ans, la grippe lui a pris sa fille unique. Le week-end, j’étais chez sa tante, mon arrière-grand-mère, non moins auvergnate. Famille de treize enfants, ferme dans un hameau à 1100 m, misère noire, 10 kms aller et retour en sabots pour aller à l’école, souvent dans la neige. On avait coupé la jambe de son frère pendant la campagne du Rif. La souffrance, ils savaient ce que c’était. Ils n’en parlaient presque jamais, et surtout pas sur le mode larmoyant ou pathétique. Ils savaient à quel point certains modes de parole, non seulement s’avèrent impuissants face au réel, mais sont obscènes. Ils avaient leur fierté.

Certains sont paraît-il scotchés aux informations depuis le début de l’épidémie. En ce qui me concerne, moi qui n’ai que la radio, j’en suis à ne même plus l’allumer, tant je me sens écœuré du déluge ininterrompu de discours sur le covid. Et le ton martial, et le ton contrit, et le ton grave, et la solidarité de commande, et les bons sentiments, ah, quelle jouissance journalistique, quel pied !

Qu’on en parle, certes, mais qu’on ne parle que de ça, qu’on le mette à toutes les sauces, que le covid devienne la grande clé d’interprétation de tout, franchement… Mais quel beau sujet ! allez, épuisons-le, rongeons-le jusqu’à l’os, d’ailleurs, ça tombe bien, y’a pas d’os.

Je ferais bien de ne pas la ramener, puisque j’ai donné un texte à l’excellente collection « Tracts », de la bonne maison Gallimard (qu’elle règne pour les siècles des siècles), qui publie des réflexions d’écrivains sur la pandémie, dont vous pouvez trouver certains sur ce site (bien tenu, de bon goût et d’un excellent niveau, cela va sans dire). Et sur ce site (bien tenu, etc.), j’y vais aussi de mes commentaires. Et c’est le rôle des écrivains, en effet, de tenter de rendre compte du réel, contre le discours journalistique de l’épuisement. Tâche difficile, presque contradictoire, tant on a parfois l’impression d’entasser du discours sur du discours. Mais je crois que le système de représentation désormais dominant dans la littérature, à savoir le réalisme, trouve ici ses limites.

Trop d’écrivains désormais écrivent comme des journalistes et adoptent les modes de fonctionnement du journalisme, qui croient naïvement que le langage est un simple instrument de transmission, et non pas le matériau dans lequel le réel est en question. Pour le dire comme Barthes, trop d’écrivains aujourd’hui considèrent que leur tâche est d’exprimer l’exprimable, alors que pour lui elle devrait être « d’inexprimer l’exprimable ». C’est à dire de montrer que ce que nous prenons pour un donné ne l’est pas tant que ça. D’où le fait que la littérature est un « langage indirect », qui passe par des détours, car c’est dans ces détours qu’elle rassemble tout ce qui fait la substance contradictoire, complexe, du réel.

On a pu observer cet échec de la représentation réaliste avec bien des « journaux de confinement », qui semblaient n’ajouter que du bruissement au bavardage universel, et tombaient inexorablement dans la dramatisation, l’insignifiance, le lyrisme, la complainte ou la joliesse gratuite. Dans ce cas, mieux vaut le silence. Le langage qui rend finalement le mieux compte de ce que nous sommes dans cette situation, comme dans toute situation, c’est celui qui parvient à nous représenter à la fois en proie aux phénomènes, et en-dehors d’eux, ni dominés, ni dominants : l’humour, la distance, l’étrangeté.

In Nouvel Obs Par Pierre Jourde (Ecrivain)Publié le 23 avril 2020 à 15h08

4 Commentaires

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  1. Dans ce cas, mieux vaut le silence… Ou tout simplement regarder la nature vivre!

  2. Lu à réception, relu aujourd’hui =compliqué malgré un sens réel de l’observation.

  3. Relu ce 1er mai.
    Le silence est d’or.
    Albert

  4. Lu no comment

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