Et si on laissait les médecins faire leur travail…

Contraintes, management, supervision administrative… Mais où est passé la qualité du soin dans cette jungle d’organisation ? Les médecins sont disposés à travailler beaucoup, rappelle-t-elle. C’est précisément quand leur travail est empêché que les problèmes commencent.

Par Marion Lagneau le 10-01-2018 Ce texte a initialement été publié sur le blog cris-et-chuchotements-medicaux.net

« Les médecins des générations antérieures avaient déjà une charge de travail hyper importante (que les jeunes cessent de la ramener avec leurs horaires,  les semaines d’antan des internes toutes générations étaient bien autant voire plus chargées …). En revanche, clairement, il n’y avait pas ce poids et cette ingérence permanents,  d’organisation,  de santé publication,  de contrôle et d’injonctions paradoxales, devenus désormais le pain quotidien minant de l’exercice médical.

Ceux de ma génération ont même vu arriver des éléments d’organisation avec bienveillance. Nous nous sommes mêmes, pour beaucoup, impliqués pour aider à les mettre en place, tant nous avions conscience que c’était indispensable de sécuriser la prise en charge des malades par des règles communes.

Mais, nous avons été dépassés par ce qui est arrivé ensuite.  La mainmise de pratiques issues de management non médical sur le soin, ce n’était surement pas une bonne solution. Aucun médecin ne l’avait imaginé de cette manière.  L’inspiration managériale venait du modèle des usines, c’était la division des tâches (le Lean Management, issu de la taylorisation du travail en entreprise). Mais en médecine, était-ce une solution ? On ne dirait pas, à en voir le malaise actuel de la santé.

L’accumulation des contraintes (c’est comme les lois, quand on en ajoute une, on ne pense jamais à en supprimer une autre), la supervision administrative du travail médical, la manie de vouloir chiffrer le soin,  n’apparaissent plus aujourd’hui comme  des instruments de travail, mais bien au contraire comme des freins à la cohérence de l’ensemble des parcours de soins, et de la prise en charge des malades.

L’organisation se fige car elle empile une somme d’acteurs cloisonnés dont chacun doit faire son boulot, sans pour autant être soucieux de celui de l’amont et de l’aval. La taylorisation des tâches est assez antinomique de ce que l’on veut obtenir, c’est-à-dire un parcours cohérent du patient. De plus, du fait de cette division des tâches, il n’y a pas de retour sur le travail et sur le travail bien fait. Les seuls retours sont les dysfonctionnements. On ne demande d’ailleurs en établissement de santé, que de colliger les événements indésirables, les accidents, les incidents, et les mécontentements. Comme si faire la somme de tout ce qui clochait était une incitation à faire mieux. Ben non, c’est psychologiquement coûteux et conduit à l’indifférence. La vraie incitation à faire mieux, c’est pour être dans les clous des données chiffrées…

Le cloisonnement suppose un management à toutes les étapes. Du cadre intermédiaire, au dirigeant, et au fonctionnaire de l’ARS, tous ces managers sont les produits du système et contribuent à le cloisonner un peu plus, parce qu’ils sont éloignés de la vraie vie, et aussi parce que diviser c’est mieux régner. Dommage, car ces intervenants sont justement les soi-disant responsables de l’organisation de la « transversalité ». Leur méthode de gestion de transversalité ne peut pas marcher. Pour la gérer, ils se réunissent, hors du temps, hors des circuits, et discutent interminablement de ce que devraient faire les autres, et en particulier les médecins. Il en ressort un écart gigantesque entre ce que les médecins pensent qu’ils voudraient faire et voudraient pouvoir faire, et ce qu’ils sont sommés d’accomplir.

En fait les médecins ne sont pas burn-outés parce qu’ils ont l’habitude de travailler et de travailler beaucoup. Le stress des médecins vient du fait qu’ils sont « empêchés ». Le travail empêché, c’est celui que le médecin voudrait bien faire, mais ne peut pas faire, parce que soumis sans cesse à des stress, et à des injonctions paradoxales :

  • Avoir le temps de voir tous les patients qui le souhaitent, mais aussi avoir le temps de les voir longtemps pour les écouter etc
  • Répondre avec calme et empathie à toutes les demandes, fussent-elles excessives
  • Gérer les patients non compliants, les mécontents, les contestataires, les cas complexes, en réseau avec les autres médecins
  • Assurer une permanence de soins la nuit, mais travailler quand même le jour
  • Suivre des FMC, mais sans s’absenter
  • Connaitre et suivre tous les référentiels, mais être compréhensif face aux demandes des patients, et donc accéder aux demandes de ceux qui veulent des antibiotiques pour une grippe.
  • Culpabiliser de partir en vacances quand on n’a pas trouvé de remplaçants
  • Et dans les hôpitaux et les cliniques, non seulement faire tout cela, mais en s’adaptant aux modèles de fonctionnement et d’organisation imposés. Voir des patients, mais aussi être présents aux réunions, aux comités, dans les instances. Mais dans le même temps, faire du chiffre, parce que le modèle dominant créé par les administratifs est celui de la rentabilité, compression de personnel, travail maximum du médecin.

Gérer correctement la conduite du soin médical de A à Z dans un système ou le cloisonnement a conduit à un manque de cohérence entre les intervenants successifs, parce que les tâches sont tellement réparties, tellement divisées. Il faudrait des superpouvoirs pour que les gens soient  vraiment bien soignés.

Ces changements dans la pratique médicale génèrent des décalages de plus en plus importants de nos propres valeurs de soignants. Les médecins ont une vision propre de la qualité de leur travail, et tous ont au moins un point commun, vouloir produire et donner les soins de la meilleure qualité possible. Refouler cette vision de la qualité médicale derrière la forêt de l’organisation managériale segmentée, c’est anéantir l’expression des compétences médicales. Et par la même la réalisation des médecins dans leurs activités, car leurs émotions sont réprimées, leurs valeurs mises en défaut constamment, leur professionnalisme guidé par l’image du travail bien fait est remis en cause. Cette frustration est coûteuse émotionnellement pour le corps médical, qui essaye de faire entendre sa souffrance. Mais qui veut entendre cela ? .

Les médecins doivent constamment jouer avec les écarts entre ce qu’ils sont en mesure de fournir, les moyens organisationnels disponibles et ce que leurs patients attendent d’eux. Au fur et à mesure que se resserrent les vis d’une organisation de plus en plus contraignante, les marges de manœuvres rétrécissent, et l’organisation devient finalement un carcan, un frein, une contrainte, un facteur d’écart supplémentaire. Comme il n’est pas possible d’identifier ce qui empêche la fluidité de la prise en charge, l’habitude est prise de se tourner vers le médecin, en lui confiant toutes les responsabilités de ce qui dysfonctionne. C’est oublier que les médecins n’ont plus aucune marge de manœuvre. Ils n’ont pas choisi leurs effectifs, ils sont contraints par des objectifs bien plus commerciaux que médicaux. Ils ne sont ni protégés ni défendus par leurs syndicats, organisations verticales, managériales, corporatistes, toujours sur la défensive, et sans vision prospective (je me prépare aux critiques…). Ils sont encadrés d’administratifs dont la tâche consiste à vérifier qu’ils font bien leur travail, aidés de critères d’évaluation non médicaux. Ils sont cernés de gens qui analysent et proposent sans cesse des modifications de cadre, de forme et de fond, censées selon eux améliorer la situation de la santé (quelle santé en fait? ).

Par exemple, à l’heure actuelle, ceux qui décident pour les médecins exploitent à fond 2 filons :

  • les maisons de santé, censées régler les problèmes de l’exercice médical actuel. Elles sont présentées comme la solution à tous les maux, notamment ceux de la désertification et des médecins qui ne veulent plus faire d’heure sup. C’est un leurre. Les maisons de santé ne sont pas LA solution, elles sont juste un instrument nouveau d’organisation, présenté comme THE solution. Rien ne prouve qu’elles apporteront tant de solutions que ça.
  • L’accès aux soins égal pour tous. Sauf que laisser tout le monde accéder aux soins de manière égale, c’est-à-dire libre et illimitée, ne garantit absolument pas que les soins seront égaux. Au contraire. Quand le restaurant est plein alors que d’autres exigent encore d’y entrer, parce que c’est leur droit, tout le monde n’est pas servi de la même manière, loin de là. L’égalité d’accès aux soins, tant mise en avant, génère une inégalité flagrante de qualité de soins.

Tous ces référentiels, ces cloisonnements, ces efforts de normalisation, ces bonnes pratiques édictées en règles punitives, bien que constituant des bonnes idées de départ, ne sont pas en fait le bon remède pour la pratique sereine de la médecine. Ce sont de fausses bonnes idées, et elles congèlent les médecins dont la pensée sociale ne peut s’exprimer librement au sein de ces carcans.

Du coup, outre devoir s’occuper des patients, les médecins doivent désormais aussi s’occuper d’eux-mêmes. Car toutes ces évolutions les ont déstabilisés. De diverses manières, de très nombreux médecins sont fragilisés. Certains n’ont pas su gérer le rapport entre charge de travail et empêchements de travail. Ceux-là sont en surchauffe, en burn-out, voire déshumanisés pour certains, allant jusqu’à investir plus sur l’intérêt de l’argent gagné que sur celui des soins bien donnés.

Quand aux plus jeunes médecins, déjà sous le joug de la contrainte, ils se demandent comment sera leur avenir. Conscients de toutes les organisations qui vont peser sur eux, conscients qu’il va être quasi impossible pour eux de retrouver la liberté de penser et d’agir qu’ils croyaient, comme leurs aînés, être celle du médecin, ils veulent se protéger, en respectant leur espace de vie personnelle. Refuser de s’investir autant que la génération précédente, c’est pour cette nouvelle génération une manière de se protéger des dangers émotionnels de la pratique médicale telle qu’on la leur propose à l’heure actuelle, que ce soit en établissement de santé ou en ville

En somme la situation est celle-ci pour les médecins. Nous sommes sous les pressions contradictoires des uns pour que l’on applique les règles de bonne pratique/conduite qu’ils ont décidé de nous imposer, et des autres, souvent les patients, pour qu’on contourne les règles afin de consacrer plus de temps à leur profit. Nous travaillons beaucoup, mais nous avons l’habitude. En revanche, ce à quoi nous ne sommes pas préparés, ce qui nous met si mal à l’aise dans la profession, ce qui nous fatigue émotionnellement c’est que nous sommes en permanence « empêchés » de nous consacrer sereinement à la partie médicale de notre travail de médecin.

Or, le problème, c’est que les médecins sont la matière première incontournable de l’édifice du système de santé. Si cette base vacille, le système est branlant. On commence tout juste à s’en rendre compte. Pour autant, il n’y a pas plus de réflexion à ce sujet. On continue de vouloir tirer des médecins la substantifique moelle au maximum. On continue de laisser croire que les médecins peuvent faire de la belle et bonne(?) médecine d’antan tout en satisfaisant à l’ensemble des contraintes, vérifications, contrôles, organisations, et obligations qu’on leur impose.

1 Commentaire

  1. Le diagnostic de Marion Lagneau est direct et sévère, mais bien réel
    Va-t-on droit vers une médecine par intelligence artificielle gérée que par des administratifs : j’ose espérer que les générations qui nous suivent sauront garder la relation médecin patient au premier plan , telle que je la connais en médecine générale

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