Kervasdoué : « La santé est entre les mains des financiers »

L’ancien directeur des Hôpitaux Jean de Kervasdoué passe le système français au scanner : poids des lobbies, diktat économique, manque d’experts médicaux.

Il a dirigé les hôpitaux au ministère de la Santé. Il est l’un des spécialistes français de notre système de santé, auteur de nombreux ouvrages et de chroniques régulières et éclairées sur le site du Point. Le tableau que Jean de Kervasdoué dresse dans cette interview est accablant. Résumons-le. Pas de politique de santé, aucune vision chez nos gouvernants. Juste un souci de l’économie lié à une crainte à l’égard de ce secteur.

Faute de contre-pouvoir, le pouvoir est aux lobbies, aux intérêts divergents, qui bloquent toute réforme.. Contrairement aux autres ministères, celui de la Santé n’a jamais disposé de grandes compétences techniques. Profitant de ce vide, les juristes et les financiers ont pris les manettes. Ce sont eux, les directeurs du Budget, de la Sécurité sociale, de la Caisse nationale d’assurance maladie, qui tiennent les rênes. Pour couronner le tout, les directions du ministère ont englué les acteurs médicaux dans une toile d’araignée de contraintes. Faible et tatillon : ainsi se définit l’État en matière de santé publique. Jean de Kervasdoué propose quelques pistes pour en finir.

Le Point : La pandémie a révélé des faiblesses criantes en matière de politique de santé publique. Comment les expliqueriez-vous ?

Jean de Kervasdoué : Il n’y a pas de politique de santé en France. Il y a parfois des éléments de politique médicale, mais santé et médecine ne sont pas synonymes, parce que de très nombreux facteurs qui influencent la santé ne sont pas d’ordre médical : consommation de tabac, d’alcool, alimentation, exercice physique… Si l’on a la cruauté de revisiter les campagnes présidentielles de 1988 à 2017, les seuls thèmes traités ont été ceux du financement et de l’accès aux soins.

Ainsi, Emmanuel Macron s’est engagé pour que l’argent ne soit pas une barrière en matière de soins dentaires, de lunettes et d’appareils auditifs. Il a tenu ses promesses mais, pas plus que d’autres, il n’a parlé de médecine libérale. Il n’a rien dit sur l’hôpital ni sur nos industriels du biomédical que nous avons perdus ou qui sont partis à l’étranger, d’où l’absence de producteurs français de respirateurs. La raison est simple. Dans tous les partis politiques, et notamment au PS et chez les Républicains, les commissions santé sont noyautées par les lobbies (syndicats professionnels, industrie pharmaceutique, assureurs privés et mutualistes, grandes associations de malades). Comme leurs recommandations sont contradictoires, il en sort… le statu quo.

Certes, il y a de petites nuances entre gauche et droite, mais les experts de ces commissions sont bien présents, y compris au sein de l’État (cabinets ministériels, les trois directions du ministère et la direction du Budget, agences régionales de santé, Caisse nationale d’assurance maladie) et, bien entendu, dans les fédérations professionnelles dont le métier est… le lobbying et les acteurs, d’anciens hauts fonctionnaires de la santé. C’est tout un petit monde.

Si toute idée innovante est rejetée – j’en ai fait récemment l’expérience –, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de vision politique qui pourrait transcender ces intérêts, mais aussi parce que les politiques, le cabinet du ministère et Matignon se souviennent que les grèves sont difficilement maîtrisables dans le secteur de la santé. Les syndicats médicaux leur font peur. En outre, les mêmes intérêts (y compris ceux des grandes associations de malades contre le cancer ou le handicap) sont très influents au Parlement et c’est pourquoi la plupart des grandes réformes se sont faites par ordonnances. Ainsi, les principes de la médecine libérale sont les mêmes depuis… 1930 et la grande réforme hospitalière de 1958 n’a pas bougé d’un iota, même si son génial inspirateur, le professeur Robert Debré, proposait de réformer sa réforme dès 1972 !

Un personnage a été mis en avant par l’État : Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé (DGS). Quel pouvoir a-t-il ?

Chacun a pu constater, parmi ses grandes qualités, celle de communicant. Mais cette direction importante, confiée à un médecin, a toujours été de facto assez faible. Elle fut créée il y a un siècle pour s’occuper d’hygiène, de santé mentale et de tuberculose, plus tard de vaccination, de sécurité alimentaire, de qualité des eaux, des médicaments et des différents produits toxiques. Aujourd’hui, elle n’a pas ou peu d’expertise en son sein, celle-ci se trouvant dans les agences (Haute Autorité de Santé, Santé publique France) dont elle a la tutelle. Or elle exerce peu cette tutelle, faute de moyens humains. Sa compétence est donc essentiellement juridico-administrative. Se souvenant des affaires du sang contaminé, les politiques ne veulent pas intervenir sur ces agences ; quant aux responsables de celles-ci, qui ont de fait le pouvoir, leur priorité est de se protéger par excès de précaution, au grand dam des entreprises innovantes, notamment françaises, qui préfèrent alors tester leurs découvertes en Allemagne ou aux États-Unis. D’ordinaire, pour obtenir une autorisation et un tarif pour un test, cela prend cinq ans !

Qui détient les clés de la politique de santé en France ?

Historiquement, il n’y a jamais eu au ministère de la Santé l’équivalent médical des grands corps techniques des autres ministères (Mines, Ponts, Télécoms, Eaux et Forêts, Armement, Statistiques). Certes, les médecins inspecteurs formés à l’École nationale de santé publique à Rennes sont de grande qualité, mais ils n’ont pas le prestige équivalent. Il manque ces super-médecins qui travailleraient dans les directions du ministère de la Santé, où l’on ne trouve essentiellement que des juristes, financiers, les chefs de bureau étant des énarques.

En outre, la santé publique a toujours été méprisée, voire combattue, par les universitaires des disciplines médico-chirurgicales parce que toute nouvelle discipline prend des postes, parce que surtout les cliniciens défendent l’exclusivité du regard de la médecine sur la santé. Alors que dans les grandes facultés de médecine américaines, un tiers des enseignants ne sont pas médecins mais biologistes, juristes, informaticiens, épidémiologistes, économistes, en France, la profession se garde l’exclusivité de l’enseignement. C’est parce qu’en 1983, en tant que directeur des hôpitaux du Ministère, j’ai pu créer dans tous les établissements un « département d’information médicale » que les facultés de médecine ont pu ouvrir des postes en santé publique et un internat dans cette discipline.

Faute de contrepoids techniques et politiques, le pouvoir est donc aux financiers, ceux de la direction du Budget, de la direction de la Sécurité sociale (ministère des Affaires sociales) et de la Caisse nationale d’assurance maladie, qui est indépendante et qui représente 200 milliards d’euros sur les 270 des dépenses de santé. Ce sont eux qui préparent les projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Ce sont eux qui chaque année ont contraint les hospitaliers à acheter en Asie en exigeant des centaines de millions d’économie sur les achats hospitaliers, ce sont eux qui ont baissé les tarifs hospitaliers de 10 % au cours du quinquennat précédent. Ce sont eux qui sont toujours au pouvoir.

Vous écriviez sur le Point.fr : l’État a mis la main sur les statuts, les recrutements et les nominations, mais aussi sur la stratégie, les tarifs et l’investissement hospitalier. Pourquoi cette mainmise croissante ?

En un demi-siècle, l’État (ministère de la Santé et ses agences régionales) a pris tout le pouvoir sur les départements, les communes et les caisses d’assurance maladie, au nom d’une prétendue égalité qu’il n’a jamais réduite. Il l’exerce par les nominations des directeurs et des médecins des hôpitaux publics, par les autorisations d’équipements des cliniques privées, par les tarifs de tous les acteurs, par une incontinence de règlements portant notamment sur une prétendue qualité et sécurité, par les autorisations de budget.

Le problème est qu’il n’est pas capable de l’exercer. Il n’en a ni les moyens, ni les compétences : l’expertise n’est pas suffisante en nombre. En retirant des moyens au ministère de la Santé, la réduction des dépenses budgétaires de l’État a beaucoup contribué, faute d’expertise interne, à l’inadéquation des dépenses d’assurance maladie. Ainsi, alors que le tarif des actes joue un rôle essentiel pour le revenu des infirmières, des kinésithérapeutes, des pharmaciens, des médecins, des laboratoires de biologie, des industriels, des établissements hospitaliers, l’État, qui définit ces tarifs, n’est pas en mesure de les réviser assez souvent pour s’adapter au progrès technique. On pénalise les uns, on crée des rentes pour les autres, mais on respecte la tutelle. Le système est devenu soviétique au sens de Churchill : si en Angleterre, tout est autorisé, sauf quand c’est interdit, disait-il, en Russie, tout est interdit, même quand c’est autorisé !

Quelles sont les pistes d’une réforme du système de santé qui remettrait en cause cette technocratie ?

L’État doit assurer à tous l’égal accès aux soins mais surtout ne rien gérer ! Voici quelques idées : payer les médecins traitants pour prendre en charge leurs malades et pas seulement pour « faire » des actes. Créer sur Internet, avec les sociétés savantes, en français, un réseau des connaissances médicales accessibles par mots-clés. Donner une liberté de gestion et donc de recrutement aux établissements hospitaliers publics. Rendre publics et contradictoires le choix des tarifs. Favoriser l’industrie biomédicale française, notamment par les achats hospitaliers. Rémunérer correctement les acteurs, y compris les chercheurs. Libérer, décentraliser, laisser la possibilité de faire, de créer ; on l’a constaté en ce temps de crise où toutes les barrières ont sauté, pourquoi s’en priver ?

Par François-Guillaume LorrainModifié le  24/04/2020 à 20:18 – Publié le  24/04/2020 à 15:30 | Le Point.fr

3 Commentaires

  1. Lu. Merci.

  2. Très vrai mais cette mise à plat nos politiques en auront ils l’honnêteté

  3. Excellente analyse d’un ancien directeur des hôpitaux que nous avions rencontré en 1982 car c’était le cousin d’un interne de la région PACA et qui était à l’époque favorable aux demandes des internes de région donc de notre Fédé !

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