Pénaliser l’exercice isolé : « Nos propositions n’ont pas été bien comprises », soutient le président de la Mutualité

La Mutualité française a formulé une vingtaine de propositions dans le cadre du Ségur de la santé. Au coeur de son programme, elle entend mettre fin à l’exercice isolé des médecins en baissant notamment leur rémunération.  » Idée surréaliste », « toxique pour la médecine de ville »… Cette proposition a été vécue comme une provocation par plusieurs syndicats de médecins. Pour Egora, Thierry Beaudet, président de la Mutualité française, revient sur ses déclarations polémiques.

Egora.fr : Beaucoup de médecins indiquent que l’exercice isolé n’existe plus, estimant qu’ils sont quotidiennement en contact avec des confrères. Quelle est votre définition de l’exercice isolé ?

Thierry Beaudet : Tout d’abord je voudrais revenir sur le malentendu qu’a pu susciter notre proposition d’exercice en réseau. Nous ne sommes pas opposés à un exercice libéral hors d’un espace professionnel. Nous savons parfaitement que des médecins exerçant seuls sont pour autant membres de réseaux avec leurs pairs et des spécialistes. De la même façon, on peut être géographiquement plusieurs au même endroit et pour autant travailler chacun dans son coin.

Ce que nous voulons, c’est la création de réseaux professionnels pluridisciplinaires. Nous proposons la formalisation d’une réelle équipe de soins avec une fonction de coordination autour des besoins des patients, notamment pour améliorer l’efficacité de ces contacts quotidiens et libérer du temps pour les professionnels de santé.

Force est de constater que le cloisonnement entre les acteurs est bien réel aujourd’hui. La prise en charge pluriprofessionnelle des patients est encore relativement peu pratiquée. Ce sont les patients eux-mêmes qui l’éprouvent directement. Il y a encore des consultations pendant lesquelles le professionnel de santé indique à son patient d’aller consulter tel ou tel type de spécialiste. Et lorsque le patient demande « Lequel ? », on lui répond « celui que vous voulez ». Résultat, le patient est perdu.

Il faut donc donner au médecin les moyens et les outils pour qu’il puisse assurer cette prise en charge. Et il faut aider les Français à trouver un médecin traitant, je rappelle que 5,4 millions d’entre eux n’en ont pas déclaré.

Plusieurs syndicats de médecins ont réagi à vos propositions, notamment le SML ou encore la CSMF, les jugeant « toxiques » pour la médecine de ville. Pensez-vous qu’elles pourront aboutir ?

J’ai le sentiment que nos propositions n’ont parfois pas été bien comprises. Nous préconisons un renforcement du rôle et de la place du premier recours dans le système de soins. L’objectif est d’arriver à une meilleure organisation de ce premier recours, ce qui est d’ailleurs plébiscité par les plus jeunes médecins. Nous répondons aussi aux besoins des patients. Il est nécessaire que nous puissions avancer sur ces sujets, dans le dialogue.

La Mutualité Française, force de propositions et de solutions, prendra toute sa part aux discussions à venir pour transformer notre système de santé. Nous participerons au débat public avec au cœur de nos réflexions les besoins des patients et la volonté d’aboutir sur des actions concrètes.

Dans le cadre de vos contributions au Ségur, vous avez notamment proposé de baisser la rémunération des professionnels du premier recours intervenant en dehors d’un espace de santé pluriprofessionnel, cela ne risque-t-il pas de décourager l’exercice libéral ?

Nous ne voulons pénaliser personne financièrement. Au contraire, nous voulons que l’efficacité générée par un exercice en réseau soit mieux rémunérée. Voir ce qui le permet aujourd’hui pour réfléchir à ce qui pourrait être mis en place et créer de nouveaux modes de rémunérations.

En lien avec les souhaits que nous expriment les adhérents et les associations d’usagers avec lesquels nous échangeons très régulièrement, nous voulons aller plus loin. A la fois pour faire plus et mieux dans l’intérêt du patient et pour soulager l’hôpital. Les espaces de santé pluriprofessionnels permettront de structurer ces coopérations. Ils ont aussi vocation à mixer les modes d’exercice, pas de remettre en cause le statut libéral de la médecine. Les réflexions que nous avons publiées le 17 juin ont vocation à faire réagir. Elles doivent être discutées.

Les travaux qui se sont engagés avec le Ségur de la Santé permettent à la Mutualité Française d’apporter, en s’appuyant sur son expérience comme acteur de santé et de soins, des propositions concrètes pour passer du dire au faire. Les inégalités sociales et territoriales que la crise sanitaire a amplifiées sont bien réelles. Les solutions sont en grande partie connues, il faut maintenant les concrétiser.

Avec nos vingt-quatre propositions nous voulons transformer les soins et l’accompagnement des Français. Dans notre contribution nous proposons que l’offre de santé soit réorganisée autour des besoins de la population avec une exigence forte de qualité.

La porte d’entrée dans le système de santé est d’une importance considérable. Tout retard dans la prise en charge médicale peut porter préjudice aux patients. Lorsque l’articulation entre la ville et l’hôpital fonctionne mal, les urgences et les hôpitaux se retrouvent surchargés.

Nous pensons qu’il faut renforcer et faciliter toutes les formes de collaboration. Nous pensons que les espaces de santé pluriprofessionnels permettent aux professionnels de santé en ville de mieux travailler ensemble, regroupés ou en réseau, et font partie de la solution. Dans un délai de 5 ans, cette nouvelle organisation remplacerait l’exercice totalement isolé dans la ligne des objectifs fixés par le président de la République avec la loi « Ma santé 2022 ».

Comment concrètement serait-il possible de baisser cette rémunération ? A l’heure actuelle, les mesures pour encourager l’exercice regroupé sont surtout incitatives. Comptez-vous modifier la valeur de l’acte médical en lui-même ou jouer sur les forfaits?

Après plusieurs tentatives qui n’ont pas apporté les résultats attendus sur cet objectif d’exercice regroupé, la modulation de la rémunération pourrait être un levier efficace avec un différentiel incitatif pour les médecins qui exercent de manière regroupée et collective. Je rappelle que les jeunes médecins sont favorables à l’exercice regroupé. Seuls 3% d’entre eux souhaitent un exercice isolé d’après une étude réalisée l’année dernière auprès des internes par le Conseil de l’Ordre des médecins.

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Nous pouvons aussi travailler à la diversification des modes de rémunération pour les adapter aux différentes situations. Par exemple avec la rémunération à l’acte pour les recours ponctuels au système de soins, au forfait lorsque l’on doit faire intervenir plusieurs professionnels pour se soigner et à la capitation pour les prises en charge globales du patient.

Une autre action envisageable, accélérer le partage et les délégations de tâches, pour libérer du temps médical. Cela permettrait d’optimiser les ressources médicales et paramédicales.

Enfin, il faut accélérer le partage d’informations entre le patient et les acteurs de santé qui interviennent tout au long de sa vie. L’alimentation du Dossier médical partagé par les professionnels de santé doit être rendue systématique. Tout cela permettra aux professionnels de santé de gagner du temps mais aussi d’être plus efficaces avec un bénéfice pour le patient et une limitation des pertes de chance.

Les mesures mises en place par l’Etat pour favoriser l’exercice regroupé ont-elles été insuffisantes selon vous? Pourquoi ?

Avec « Ma Santé 2022 », les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) devaient faire le lien entre les établissements de santé, le secteur médico-social et l’ambulatoire en visant un maillage complet du territoire d’ici à 2022.

Aujourd’hui, le dispositif repose sur l’initiative des professionnels et sur leur capacité à convaincre l’ensemble des acteurs d’un territoire librement défini. On ne peut pas dire que cela soit un franc succès… Sans parler du fait, que la problématique des « zones blanche » et de l’inégal accès aux soins n’est pas non plus réglée. Il est difficile d’affirmer aujourd’hui que les CPTS ont montré une quelconque plus-value. Elles sont plutôt ressenties comme une couche administrative supplémentaire au sein d’un système déjà complexe. Les espaces de santé pluriprofessionnels pourraient exercer cette fonction de coordination au plus près des besoins des patients et des acteurs du système de santé.

Dans vos propositions, vous mettez également en question le rôle des Agences régionales de santé. En quoi les ARS ont failli pendant la crise du coronavirus ? Comment les réformer ?

L’organisation administrative des ARS et leurs missions multiples ont parfois pu complexifier leur gestion de la crise. Dans l’urgence, certaines ARS ont eu tendance à privilégier le système hospitalier, notamment public. Dans un premier temps, et aussi parce que le 1er recours n’est pas suffisamment structuré, elles se sont privées de la moitié des ressources de soins. Pourtant, les ARS avaient été créées avec l’ambition de mettre fin à l’hospitalo-centrisme. La crise a montré que, dans certains territoires, l’objectif n’était pas toujours atteint.

Nous pensons que pour répondre aux besoins des usagers et à l’aspiration légitime d’équité entre les territoires et de lutte contre les disparités territoriales, le système de santé doit être régulé par les besoins des patients et non plus par l’offre.

C’est pourquoi la Mutualité Française propose notamment que les ARS se transforment en « régulatrices des services rendus à la population ». Il faut que les ARS se détachent de leur ambiguïté vis-à-vis du secteur hospitalier public, travaillent en toute neutralité et que certaines de leurs missions soient confiées aux collectivités locales, par exemple la prévention aux Régions.

Concernant les Ehpad, pensez-vous qu’une meilleure médicalisation pourra empêcher que de telles épidémies ne provoquent autant de décès ?

La crise sanitaire a aussi montré les défauts de l’Ehpad tel qu’il existe aujourd’hui, insuffisamment médicalisé et parfois en marge des préoccupations des autorités sanitaires. Les besoins ne sont plus les mêmes qu’il y a 20 ou 30 ans. L’Ehpad n’est pas une « maison de retraite ». Le vieillissement de la population avec un besoin de prise en charge plus lourde et plus complexe a changé la donne.

Un chiffre frappant qui le montre bien, les résidents en Ehpad ont représenté plus de la moitié des décès liés à la Covid-19 alors qu’ils représentent moins de 1 % de la population française.

L’Ehpad de demain devra être plus médicalisé notamment avec la salarisation de médecins généralistes, la présence d’infirmières en pratiques avancées, y compris la nuit, l’équipement médical de certains lits et la création de nouveaux postes de soignants comme des coordonnateurs de parcours. Ces Ehpad de demain pourront travailler avec les espaces de santé pluriprofessionnels et l’offre hospitalière, s’ouvrir et se projeter sur le territoire, auprès de leurs confrères et au domicile.

In Egora.fr Par Louise Claereboudt le 30-06-2020

*La rédaction d’Egora tient à préciser que, par manque de disponibilité de notre interlocuteur, l’interview ci-dessus a été réalisée par mail, contrairement à nos usages.

3 Commentaires

  1. Tout n’est pas mauvais dans ce qu’annonce la mutualité , notamment concernant les EHPAD. Pour le reste , je crains surtout une majoration des contraintes administratives dans ces propositions

  2. lu avec interêt ,et un peu dépitée

  3. À suivre dans et avec l’actualité ministérielle.

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